mardi 10 avril 2012

Pâques, Pacotilles

Par un samedi après-midi d'une humidité pénétrante de froideur, j'ai migré sur une péniche flottant au nord de Paris pour assister à un goûter décalé : un concours de Master Tcheurek.


Le Tcheurek est une délicieuse brioche arménienne traditionnelle, réalisée par nos mamies la veille de Pâques, dont la recette se transmet de génération en génération.
Bizarrement, le Tcheurek n'est pas fourré de gras, mais plutôt "maigre" en calories.
Hum hum, je me comprends...

J'ai fait embarquer mes amis fous Daddy et Mimi suivis, quelques heures plus tard, de Belinda qui peut enfin se déplacer sans hurler de douleur. Lolo, mon amie d'enfance, était là aussi, affairée au buffet.
Triple chouette, on va bien s'amuser !

Si du sang arménien alimente mon petit corps, je n'ai pas été élevée dans la tradition de mes origines. C'est bizarre, plus les années passent et plus je ressens le besoin de "m'enraciner".

Au total, 20 brioches en compétition, un jury de 5 personnes, trois prix et des cadeaux.

Gloutonne comme je suis, dois-je vous préciser que je les ai toutes goûtées ?



Coup de foudre pour la numéro 18 qui m'a transportée dans la sphère doucereuse de mon enfance. Empreinte de la même saveur que celle dégustée chez Mamie Doux. Frissons régressifs de plaisir et d'émotion.
Je me suis fait "tcheureker !".


La péniche s'est emplit d'une musique orientale pour nous déhancher, de grands sourires, d'enfants brailleurs, de jeunes et de moins jeunes, de Mamies Doux au sourire espiègle, bref d'une grande famille joyeuse et douillette au sein de laquelle on se sent au chaud et à l'abri.

Après une nuit à rêver de brioches volantes, incrustées d'amandes grillées, de sésame et de graines de pavot, je me lève comme une fleur pour me préparer au repas dominical dans ma banlieue natale.
Mamounette est à cheval sur les fêtes familiales. Pour elle, Pâques rivalise avec Noël.
Petite confidence : entre l'Ascension, la Pentecôte, la Toussaint et la résurrection du petit Jésus, mon côté athée fait que je m'emmêle les pinceaux avec les fêtes religieuses.
Déjà, à l'époque de mon catéchisme, je préférais bouloter des paquets de bonbons avec mes copines plutôt que d'écouter l'éducatrice proférer que la Sainte-Vierge avait enfanté par l'opération du Saint-Esprit. Mouais.

J'arrive donc chez mes parents toute guillerette de mon samedi embrioché.
J'embrasse doucement ma fragile Mamie Doux qui plisse ses yeux inquisiteurs et me balance : "mais qui vous êtes vous ?". Bon, Mamie Doux ne me reconnaît plus, Pâques débute mal.
Papounet me rassure : "ne fais pas attention, elle fait la comédie, elle t'a très bien reconnue".

Voilà voilà, Mamie Doux n'a pas du tout Alzheimer, elle a décidé de nous la jouer Tatie Danielle.
Elle aurait pu donner des cours d'Actor Studio tant elle porte en elle la fibre artistique des grandes comédiennes.

Ma cousine Valou est de la partie. Nous ne sommes pas vraiment intimes, nos vies et nos centres d'intérêt sont aux antipodes, nos discussions proches de celles de deux bulots, mais c'est toujours sympa quand nous nous retrouvons.

En la voyant, je constate que Valou a les larmes au bord de ses yeux lagon, des cernes ridées au milieu de ses joues creusées par les soucis et des nuits contrariées.
Je me dis que la vie ne doit pas beaucoup la choyer.

Dehors, le ciel est bas et lourd, je présume la température maussade. Tout comme celle de l'ambiance qui se dégrade lentement mais sûrement.
Entre la salade de champignons et le plat de lotte, Valou nous confie les atroces douleurs de ses prothèses mammaires PIP retirées, ses deux kilos en trop à cause de l'arrêt de la cigarette, son emphysème, son mec qui vient de la larguer après 20 ans de vie commune, ses deux enfants, la maison en vente, sa solitude et ses larmes.
Je suis en train de déjeuner, merci pour tous ces détails sanguinolants.
Soudain, j'ai eu un doute. J'ai cru que Valou allait relever son tee-shirt de pêcheur, rayé blanc-bleu, pour nous montrer ses seins striés de cicatrices. 
Et là, sans doute me serais-je délestée par la bouche de mes brioches arméniennes avant de m'évanouir.
Bien lui en a pris, elle s'est abstenue.

Arrivent les macarons, les chouquettes et le sorbet à la fraise.
J'y vais mollo, je pense aux kilos de Tcheurek de la veille éparpillés quelque part entre mon ventre, mes hanches et mon popotin.

Valou parle sans discontinu, le flot de ses propres paroles l'emporte. Impossible de l'arrêter.
Elle a grand besoin de se confier, je comprends. Elle me fait peine.
Elle enchaîne avec les histoires de maladies de la voisine de sa coiffeuse, les coups bas de son ex-belle-famille psychopathe. Vraiment, elle n'est pas gâtée.

Pâques et ses oeufs en chocolat se sont vite transformés en Mater Dolorosa et la recherche d'un lot consolateur.

D'un coup, Papounet s'est volatilisé dans le salon pour regarder un match de foot. Nous sommes restées entre femmes, Mamie Doux a retrouvé sa tête et tous ses souvenirs, prodiguant des conseils à Valou. Et Mamounette l'a écoutée, patiente, compatissante, attristée.
De mon côté, j'ai tendu l'oreille et tenté quelques conseils, sans effet. Pour neutraliser les mauvaises énergies qui commençaient à tordre mon bidon, j'ai tenté de visualiser mon cours de yoga et sa salutation au soleil, tout en psalmodiant intérieurement.

Je pensais finir ma journée sur une note positive. Ne rêvons pas !
Voilà que la voisine Fée Carabosse sonne à la porte. Cette grande gigue septuagénaire aime parler de la vie après la mort, de maladies et de suicides ("la corde, le gaz ou les cachetons ?", dixit).
Valou nous dit au revoir, Fée Carabosse prend le bâton relais de Mater Dolorosa.

Fée Carabosse prétend avoir des talents de cartomancienne. De ses doigts arthrosés, elle vous dégaine ses cartes de tarot marseillais ; et de ses lèvres pincées qui laissent entrevoir une dentition aléatoire et asymétrique, elle vous prédit l'avenir. Mais attention ! Ses talents divinatoires ne peuvent opérer que si elle lit scrupuleusement le petit livre explicatif qui l'accompagne.

Enfin un peu d'amusement, j'ai demandé à Fée Carabosse de voir clair en mon avenir.
Elle ne sait rien de ma vie professionnelle en déconfiture... je vais me régaler.



Soudain, à la deuxième carte, elle me regarde et me lance dans un rictus qui n'annonce rien de bon :

"Tu as vieilli".

Et Joyeuses Pâques Félix ! Je ne m'attendais pas à celle-là ! Fée Carabosse ne m'a pas vue depuis dix ans, forcément, j'ai dû changer entre temps. Elle aussi, non ? Pas besoin d'être devin pour avancer une telle banalité.

Elle poursuit.
Fée Carabosse ne voit rien sur ma situation actuelle, ses interprétations sont approximatives.
Tout de même, elle me prédit de prochaines rentrées d'argent, un choix professionnel à faire, de beaux projets à venir. Et rien sur l'amour passé, présent, futur.

Elle range son tarot et m'assure que mon jeu est excellent.
Mais Fée Carabosse aime bien que tout ne soit pas trop lisse et idyllique, il faut toujours qu'elle essaie de trouver un os dans la moulinette. Elle me donne le coup de grâce sans que je lui demande son avis :

" pour résumer ton jeu, je vois que tu n'es pas heureuse et épanouie en amour".

D'accord, et qu'est-ce qu'elle en sait ? A me voir, même si j'ai mes galères et mes moments de doute, je n'ai vraiment rien d'une dépressive.
Est-ce sa façon de me rappeler qu'à bientôt 35 ans, je ne suis encore ni mariée ni maman, ou de me signifier que je mène une vie honteuse de débauchée célibataire au chômage ? Suis-je, à ses yeux, la pauvre fille qui ne suit pas le droit chemin ?
Quel manque de délicatesse. Les gens ne se rendent-ils pas compte que leurs mots peuvent se transformer en flèche blessante et raviver de douloureux souvenirs ?

Grand silence. Mamounette, qui croit que le destin se résume à un jeu de Tarot, a l'air inquiet et désolé pour moi.
J'ai envie de rire mais je me retiens.
J'explique à Fée Carabosse que cela fait un moment que j'ai nettoyé mes casseroles remplies de peines amoureuses. Que le passé malheureux et mes dix ans de concubinage sont loin derrière moi. Tout va bien aujourd'hui, merci.
Fée Carabosse n'en démord pas. Elle me regarde avec pitié. Je n'insiste pas, aucune envie de la convaincre.

J'ai repris le RER sur les rotules, pour retrouver mon nid. Exsangue, j'ai quand même décroché mon téléphone pour raconter ma journée folklorique à Belinda et les prédictions de Fée Carabosse.

Nous avons bien ri, nous disant que si nous vieillissons - que pouvous-nous contre le temps qui passe ? - notre autodérision et notre bonne humeur nous sauvent de quelques rides malheureuses.
Et même si le temps finit toujours pas laisser sur le visage les empreintes du chemin parcouru, il n'a pas encore réussi à affadir notre regard pétillant de vie.

Dans tout ça, les cloches n'ont pas sonné et les oeufs en chocolat me sont passés sous le nez !











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